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Biennale 2014: Les Hommes Cabanes
7 février 2014

Atelier d'écriture / CHS Pierre Lôo

LE VIEUX SOLDAT

Il vivait dans une cabane au fond des bois. Il avait choisi ce lieu, non loin d’un ancien champ de bataille où il avait perdu l’usage de sa jambe. Il claudiquait. Dans le pays, on l’appelait capitaine Haddock car on ne savait pas d’où il venait, ni pourquoi il avait une casquette de militaire vissée sur la tête, ni pourquoi son langage se réduisait souvent à quelques jurons.

Il allait une fois par mois au village récupérer la maigre pension que le ministère de la guerre lui avait alloué suite à sa blessure. La postière était habituée à le voir tous les débuts de mois. Elle comptait les billets devant lui, les lui remettaient sans un mot. Inutile de parler, il ne répondait jamais. Ensuite, il s’arrêtait chez le marchand de couleurs, désignait celles dont il avait besoin, déposait l’argent sur le comptoir et repartait comme il était venu, sans un mot. Dans la rue, les passants s’écartaient, changeaient de trottoir. Non pas à cause de l’odeur, il se lavait tous les jours, quelque soit le temps, dans le ruisseau près de la cabane. Non, son allure faisait peur. Sous sa casquette émergeait une longue chevelure, son visage disparaissait sous une immense barbe blanche. Ses yeux, d’un bleu acier, renvoyaient la colère et transperçaient ceux qui avaient la malencontreuse idée de croiser son regard. Si quelque chose ne lui convenait pas il lançait une bordée de jurons. Tout le monde tournait les talons.

Sa cabane était étonnante, bizarre : des tôles, des planches, des pneus, des batteries hors d’usage, des bidons rouillés constituaient les matériaux essentiels de ses murs. Il avait pris soin de les peindre. Les couleurs se disputaient le moindre espace possible. Il avait récupéré une vieille porte vermoulue qu’il avait ornée d’une bouche rouge qui tirait une énorme langue rose. La fenêtre, curieusement, avait gardé ses vitres intactes bien que poussiéreuses depuis fort longtemps. Parfois quelques randonneurs égarés ou un couple d’amoureux perdus dans leur passion s’arrêtaient devant l’incroyable baraque. Il sortait alors sur le seuil. Un seul regard et ils comprenaient tous qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Parfois, s’ils ne saisissaient pas assez vite, une flopé d’insultes les faisaient fuir. Un jour, un jeune garçon s’approcha et contempla la cabane. Le vieux rustre l’observa à travers ses vitres poussiéreuses. Il se dit qu’il ressemblait à un petit insecte malingre et triste. Lorsqu’il sortit sur le seuil de son antre, il entendit :

Elle est belle ta maison. Je n’en ai jamais vu une comme celle là…

Il grommela dans sa barbe sans pour autant effrayer le gamin qui poursuivit :

Et puis, tu ressembles à mon grand-père, celui qui est mort à la guerre. Je ne l’ai jamais connu mais sa photo est sur le buffet de grand-mère. Je crois souvent qu’il va me parler car il me regarde sévèrement. Alors, je lui parle mais il ne me répond jamais.

Dommage !

Le vieux capitaine fit signe à l’enfant d’entrer. C’était la première fois qu’il invitait quelqu’un à entrer. En regardant autour de lui, le garçon, d’une voix timide fit remarquer:

C’est triste dans ta maison.

C’est vrai, avoua le vieux devant le seul personnage, habillé de noir, qu’il avait peint sur les planches.

Le petit aperçut dans un coin les pots de peinture.

Moi, j’aime le bleu, le rouge, le jaune, le vert.

Le vieux se surprit à dire :

Et bien, vas-y.

Une heure plus tard, les pots étaient vides. Le gamin avait étalé ses couleurs préférées, d’abord au pinceau, puis avec ses doigts, en un immense arc-en-ciel sur le mur du fond.

Maintenant je dois partir. Grand-mère va s’inquiéter. Je raconterai à Grand-père ce que j’ai fait avec toi.

Il sortit en sautillant. Le vieux resta longtemps assis sur son lit à contempler le dessin naïf. La nuit le trouva encore là, plongé dans ses pensées.

Le lendemain, il partit au village et se rendit directement dans la boutique de peinture. « Je veux toutes les couleurs de l’arc en ciel » C’était la première fois que le marchand entendait le son de sa voix et quelle ne fut pas sa surprise lorsque le vieux soldat lui lança un tonitruant « Au revoir et merci » en sortant.

Françoise Boué

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